Portrait
La renommée est un phénomène simplificateur : elle a sacré une fois pour toutes Fairouz "plus grande chanteuse arabe depuis la disparition d'Oum Kalsoum". On imagine aussitôt un univers de star orientale se produisant devant des salles bondées qu'agite la houle d'un public frénétique, entourée de grandes formations compassées, arrachée à la ferveur de ses admirateurs par des cortèges de limousines fonçant parmi les sirènes hurlantes des motards et l'entraînant vers de luxueux et mystérieux refuges où l'attendent les fantômes de Farid El Atrasch, Asmahan, Abdel Halim Hafez, Mohamed Abdel Wahab, illustres devanciers toujours présents sous des multitudes de mémoires inconsolées.
La rencontre de fantasmes héritées d'Hollywood, des studios du Caire et l'ancienne douceur de vivre libanaise est un puissant cocktail d'illusions qui fait surgir des images de film dont on ne sait si elles ont été effectivement tournées ou si elles restent à mettre en scène ; et la tentation est grande de confier à Fairouz le rôle principal d'un nouveau chapitre de cet inépuisable et séduisant feuilleton. La communauté arabe admire ses chansons, adule ses apparitions, s'enorgueillit de la savoir célèbre dans le reste du monde avec la même ferveur dont elle entourait les idoles aujourd'hui défuntes. Mythes et clichés n'ont-ils pas une réalité que l'amateur de songes apprécie avec autant d'intensité que le public populaire y apporte d'innocence?
Et cependant la personnalité riche et complexe de Fairouz, sa forte et singulière contribution à l'art musical, comme son attitude devant les défis à relever et les drames à résoudre auxquels sont confrontés les sociétés arabes contemporaines, interdisent que l'on s'en tienne a une vision aussi rassurante mais également tellement réductrice. Certes Fairouz appartient bien à l'imaginaire collectif qui s'attache au petit nombre des géants incontestés de la musique arabe, propulsée dans leur cercle par son talent et l'amour du public alors qu'elle sortait à peine de l'adolescence et qu'ils étaient déjà âgés, elle hérite des reflets de leur gloire quand leur mort transforme en légende l'anachronisme sous lequel ils glissaient sans en avoir vraiment conscience. Mais cette femme encore jeune à l'apparence résolument actuelle bien que sa carrière soit déjà longue, s'inscrit dans un contexte très différent et exprime ses préoccupations qui lui sont nettement personnelles.
Libanaise, elle appartient au pays qui demeure le plus progressiste et le plus moderne de la sphère orientale et elle ressent intensément le déchirement d'une guerre civile où elle a maintenu ses liens avec toutes les parties en ne défendant que le camp de la paix ; attachée à la mémoire de tout ce qui est advenu quand l'amnésie recouvre les ambiguïtés d'une paix précaire. Chrétienne, elle se refuse à admettre que l'arabité pût se limiter uniquement à une conception intolérante de l'Islam qui exclurait particularismes et minorités, tout en restant fondamentalement solidaire d'une communauté qui se sent incomprise du reste de la planète. Épouse et mère, elle a connu plus que sa part de deuils et de chagrins privés et maintient la cohésion de sa famille avec la chaleur et les valeurs d'un matriarcat issu de la plus ancienne culture méditerranéenne. Musicienne et poète, elle traverse de longues périodes de repli auprès des siens, où elle dissimule ses inquiétudes et sa mélancolie tandis que le public réécoute inlassablement ses chansons en s'interrogeant sur ses absences. A l'image de son pays le Liban qu'elle n'a jamais cessé de célébrer , elle vit comme en absente, à la fois incertaine et attirée par la perspective de se savoir toujours en devenir. Et ce devenir est un enjeu dont elle se sait le symbole pour des millions de gens bien au delà des frontières de son pays même. Selon qu'elle continuera à incarner la musique arabe en poursuivant le prodigieux renouvellement qu'elle lui a déjà apporté, ou qu'elle gardera le silence en se retirant plus encore dans ce halo des étoiles orientales qui ne s'efface jamais vraiment, on pourra mesurer les progrès, l'enlisement ou le désespoir de tout le monde arabe en général et de ses femmes en particulier.
Peint par: Frédéric Mitterrand Source: arte